"Je suis désemparée par le nombre de patients qui ne trouvent pas de psychiatre" (Dr M. Carlens)

Je suis psychiatre au Service de Santé Mentale de Verviers. J'aurai 65 ans dans trois mois et je suis désemparée par le nombre d'appels quotidiens de patients qui ne trouvent pas de psychiatre. Il y a un an d'attente pour obtenir un rendez-vous. Sur le terrain, il me semble que les passages à l'acte sont en hausse.

La situation s'est aggravée d'année en année. Il n'y a pas eu de réel répit après la pandémie, malgré les aides momentanées du gouvernement et malgré les réformes de la santé mentale. Je constate que de nombreuses institutions cherchent des psychiatres. Les offres d'emploi affluent par mail et par les réseaux sociaux.

Manque de médecins

Pour trouver un suivi psychiatrique, il y a au minimum un an d'attente, que ce soit dans la région verviétoise ou à Liège. Je ne comprends pas que le ministre de la santé ne s'inquiète pas de ce problème crucial ! Le ministre Franck Vandenbroucke a travaillé sur la revalorisation de la prise en charge de première ligne par des psychologues, mais je m'étonne que, comme représentant du ministère de la Santé, il ne se penche pas de manière plus radicale sur le manque de médecins ! Même si une libération de nouveaux numéros INAMI est prévue ou en cours, il y aura, et il demeurera, un temps intermédiaire avec une absence de réponse aux demandes psychiatriques urgentes, avec les risques que cela entraîne.

Hausse des chiffres du suicide

 Le risque de passages à l’acte auto-agressifs est probablement plus important que celui de passages à l’acte hétéro-agressifs, mais quand même... N'y a-t-il pas un risque pour la sécurité publique ? J'ai l'impression d'une progression du nombre de suicides au cours des derniers mois. Nous en avons eu deux à Verviers, récemment. Bien sûr, nous ne sommes pas capables d'empêcher tous les suicides, mais nous sommes en droit de nous poser la question : Ces patients ont-ils pu trouver une écoute ? 

Sur le terrain, un travail de qualité est pourtant mené . Les équipes mobiles nous aident dans la prise en charge des situations de crise (le « plateau d'orientation » pour Verviers et « psy 107 » pour Liège). Ils font un travail d'exception, se déplacent même directement, sans rendez-vous préalable, au domicile de certains. C'est un très bel outil mais qui est parfois méconnu du grand public et même des généralistes. 

Le travail avec les psychologues

Les psychiatres travaillent en réseau et en partenariat avec les psychologues : la dernière réforme de la santé mentale (« première ligne ») est une bonne chose mais les psychologues sont sans appui médical. Eux-mêmes s'en plaignent ! 

Ils ne peuvent « remplacer » les psychiatres . Je vois 15 patients par jour. Ils arrivent via le bouche-à-oreille, des généralistes ou des psychologues, avec lesquels nous sommes complémentaires et avec qui on peut former de formidables duos. Toutefois, dans les moments aigus de crise, les moments les plus dangereux pour les passages à l’acte, les patients ont besoin de médication. Les psychologues sont démunis à ce moment-là. À cela, il faut ajouter les patients orientés par les mutuelles et les suivis de probation judiciaire, qui exigent un rapport psychiatrique sans lequel ils « virent » le patient ou peuvent le réincarcérer (il faut noter que cette institution est elle plus ouverte à un dialogue, tenant compte de la pénurie). 

Nous travaillons beaucoup avec le CHR East-Belgium de Verviers qui est depuis quelques années mobilisé et structuré pour répondre aux urgences. Une équipe psycho-psychiatrique est très investie. Ce maillage aisé et facilité entre tous les acteurs ainsi qu’un décloisonnement des secteurs est indispensable. On a besoin de tout le monde : des assistants sociaux, des médecins, des psychologues, des pharmaciens et de tous les intervenants... 

La recherche de solutions

Cette pénurie ne semble pas prête de s'arrêter. À l'université de Liège, il n'y aurait pas d'assistant en psychiatrie cette année. Si cela se vérifie, cela signifierait une année sans nouveau psychiatre dans la région liégeoise. Est-ce par manque de places ? Manque de motivation ? Cela m'étonne, quand je vois le nombre d'étudiants qui veulent étudier la psychologie. La psychiatrie n'est pas la vocation première du secteur médical, mais ceux qui la choisissent sont passionnés. Y aurait-il un manque de charisme des professeurs ? Je ne sais pas. C'est un métier qui a du sens. Je ne crois pas facilement à la perte des vocations. Quand je suis sortie des études de psychiatrie, il y avait une seule place disponible, mais nous étions nombreux à vouloir choisir cette voie. On créait son propre cursus dans des hôpitaux périphériques, cursus qui devait être validé par l'université. 

Les problèmes sont complexes

Sur le terrain, les troubles psychopathologiques sont de plus en plus nombreux. Par exemple, la phobie scolaire, qui n'est pas un problème banal, est en augmentation. J'ai récemment eu toutes les peines du monde à trouver un pédopsychiatre pour un jeune patient de 14 ans, suivi par un psychologue depuis 6 mois mais qui présentait des idées suicidaires. J'en ai trouvé un qui l'a pris en sur-nombre dans sa consultation. Un collègue qui continue à travailler après sa retraite... La phobie scolaire est multifactorielle, ce n'est pas une pathologie 'légère'. Il y a 30-40 ans, nous avions plus de névroses, le système éducatif et familial étant plus rigides. Aujourd'hui, l'influence des institutions traditionnelles est moins importante, et la famille elle-même a pris de nouvelles formes : plus morcelée, 'recomposée'. Les pathologies sont d'un autre registre, principalement celui des 'états-limites' dans lesquels il y a plus de passages à l'acte. Les écrans constituent aussi un nouveau problème majeur qui déferle sur notre société, touchant enfants comme adultes. »

Par ailleurs, d'autres types de pathologies apparaissent en plus grand nombre également : « Les 'hauts potentiels' : d'une part, plus diagnostiqués qu'auparavant mais d'autre part, probablement liés à une stimulation plus importante et plus précoce des enfants (livres, jeux, jeux vidéos, télévision...). L'enfance est moins 'bon enfant' qu'elle ne l'était. Le monde de l'enfance a été capté par le capitalisme. On ne peut que s'étonner que la société n'ait pas mieux protégé ses enfants du commerce et du consumérisme. 

Certaines déclarations politiques en vue des élections m'étonnent. À l'école, il faudrait une éducation au 'bien-être' comme certains politiciens l'évoquent. Mais pourquoi pas plutôt un cours d'empathie (qui a fait ses preuves en Finlande) qui implique l'autre ? Ou encore mieux, un cours d'« éducation à la paix » ! 

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Derniers commentaires

  • Michel Cautaerts

    26 avril 2024

    Bonjour. Je partage vos constats et votre inquiétude. J'ai prolongé ma pratique de 15 ans après l'âge de la retraite. Toutes les semaines je reçois, à BXL, des appels de personnes qui ne trouvent pas de réponse. Triste constat que le carence des responsables politiques. Ce n'est pas en diminuant le nombre de médecins qu'on fera des économies!
    S'ajoute la multiplication des faits de harcèlement qui engendre des dépressions graves et dont les victimes ont du mal à trouver une aide compétente.

  • Philippe NOEL

    26 avril 2024

    J'ajouterais que la situation serait meilleure si l'INAMI supprimait la distinction, le clivage même, entre psychiatrie et neurologie . Les neurosciences et le bon sens clinique montrent que les perturbations psychiques se traduisent en troubles des fonctions neurotransmettrices, à moins que cela soit l'inverse . Il y aurait donc intérêt, sans mettre à rien le travail psychothérapeutique, à intégrer les deux approches et élargir alors l'éventail des prises en charge . Je reconnais qu'il y a encore bien du chemin à faire, et des précautions à prendre . Mais ce n'est pas en maintenant le clivage évoqué tantôt que les possibilités de soulagement de la souffrance psychique seront développées . Le recours aux médecines alternatives, et autres approches "wellness" montrent que la population souffrante ne sait plus à qui s'adresser .
    Dr Ph NOEL

  • Philippe NOEL

    25 avril 2024

    Bonsoir, Dr Carlens, bonsoir Marie .
    Nous sommes nombreux parmi les M.G. à faire le même constat que vous . Et nous sommes sollicités en tant que 1° ligne de soins généraux, pour référer vers un psychiatre plus compétent que nous les situations de crise ou simplement de souffrance aigüe, voire même chronique . Et même, souvent, pour les prendre en charge en première intention, plus ou moins prolongée en fonction de notre compétence et de notre expérience . Il y a une crainte réelle chez nous, par rapport à la gestion délicate des traitements psychotropes . Crainte à la fois d'erreur thérapeutique et médico-légale . Avec le sentiment frustrant de ne pas savoir répondre à ces patients, qu'on laisse alors dans un vide thérapeutique, facteur de risque de passage à l'acte, à titre d'ultime appel . Alors qu'un accueil et une écoute précoces sont un bon moyen de prévention de ce risque . Puissent les responsables politiques en prendre conscience en ces temps électoraux ! Mais n'est-ce sans doute qu'un voeu pieux ?
    Dr Philippe NOEL, MG à la retraite, quoique !?

  • Philippe DEGEEST

    25 avril 2024

    Oui, c'est bien gentil mais l'Ordre des médecins et l'Inami arrêtait de suspendre les psychiatres pou des broutilles, on pourrait absorber une partie de la demande dans un métier extrêmement exigeant psychiquement.